Théophile Gautier (1811-1872) occupe une place-charnière dans notre grand XIXe siècle, ayant un pied chez les romantiques et un deuxième chez les parnassiens, voire un troisième chez les réalistes. Combattant parmi les plus en vue de la « bataille d’Hernani » en février 1830, il a été, très jeune, en relations avec Hugo, Lamartine, Musset, Nerval, Dumas, Nodier, etc. Mais figure tutélaire des « dîners Magny » sous le Second Empire, il fut aussi proche de Flaubert, Baudelaire, Sainte-Beuve, les Goncourt, Renan, Taine, Du Camp, etc. Tous les témoins ont souligné sa personnalité haute en couleurs, sa liberté de ton et d’opinion, son sens de la provocation, son art de la causerie gauloise et débridée.
Son œuvre le fait aujourd'hui considérer comme un auteur de deuxième rang, et ce n’est peut-être pas injuste. Comme Musset, ses dix premières années (je veux dire entre 20 et 30 ans) ont été prodigieuses, et en comparaison la suite paraît un déclin. Sa poésie des années 1830, trop méconnue, ne manque pas de force, mais consiste en variations sur les poncifs romantiques. Ensuite, sa veine se tarit : il passe aux octosyllabes froids et insipides d’Émaux et camées, antichambre de la stérilité [1]. Ses récits sont intéressants, mais on n’y sent pas la griffe du génie : ses histoires d’amour tragiques sonnent un peu creux au milieu des décors de marbre qu’il a reconstitués en plasticien [2]. C’est qu’il a érigé l’insensibilité en système, allant jusqu’à prétendre que s’il avait glissé ici et là un peu de sentiment dans ses livres, c’était uniquement pour « donner satisfaction aux bourgeois » [3]. Il ne faut pas le croire entièrement, mais il est certain qu’il a développé en lui, au fil des années, un intérêt exagéré pour le monde matériel, qui a asséché sa sensibilité et dévitalisé son œuvre. Il était peut-être plus fait pour être peintre qu’écrivain [4].
Mais cet artiste purement descriptif n’était qu’une face de sa riche personnalité. « Le bon Théo » fut aussi un causeur étonnant, truculent comme pas deux, jamais à court de paradoxes ni de bouffonneries provocatrices. Il affichait sur toute chose des jugements tranchés qui allaient à rebours de la pensée dominante, dans les termes les plus verts et les plus libres, avec une telle assurance dans le cynisme qu’on se demande dans quelle mesure il prenait au sérieux ses boutades, envers d’un nihilisme total qui transparaît bien dans la collection de citations que j’ai rassemblées. Avec ça, le plus joyeux et le plus distrayant des compagnons. Bref, une « nature » qui ne passait pas inaperçue, une sorte de Jean Yanne du Second Empire qui aurait professé le culte de l’Art d’Oscar Wilde, vite devenue la vedette non des Grosses têtes mais du salon de la princesse Mathilde et des dîners Magny [5]. C’est comme si l’inhumaine impassibilité qu’il imposa à son œuvre, comprimant insupportablement son tempérament, avait fait rejaillir celui-ci dans la conversation avec une force décuplée. Sa dualité rappelle fortement celle de Flaubert, avec qui il fut lié par l’amitié et une admiration réciproque, et dont les lettres tonitruantes font aussi entendre une tout autre tonalité que les romans trop gourmés.
Cette faconde fameuse, qui donna à Théophile Gautier, aux yeux de ses contemporains, une place bien plus importante que celle que la postérité lui a accordée, éclate encore pour nous dans les propos que rapportent surtout les frères Goncourt, à un moindre degré son ami Ernest Feydeau et son gendre Émile Bergerat. Mais alors que c’est bien le même nihilisme qu’on lit dans les lettres à Louise Colet et dans L’Éducation sentimentale ou Bouvard et Pécuchet, – on n’imaginait pas que le conteur de La Morte amoureuse, du Roman de la momie et de Spirite, ou le poète d’España et d’Émaux et camées, celui que Baudelaire salua dans la dédicace des Fleurs du Mal comme un « poète impeccable, parfait magicien ès lettres françaises », – pût traiter Pascal de « pur cul », affirmer que « Racine faisait des vers comme un porc », asséner qu’ « il n’y a rien de plus infect » que la langue de Molière, dont les vers sont « pleins d’enchifrènement » et dont Le Misanthrope est « une comédie des jésuites pour la rentrée des classes… Ah ! le cochon, quelle langue ! Est-ce mal écrit !… », ou juger ainsi le Roi-Soleil : « Un porc grêlé comme une écumoire ! Et petit : il n’avait pas cinq pieds, le Grand roi… Toujours à manger et à chier… C’est plein de merde, ce temps-là ! Voyez la lettre de la Palatine sur la merde… Un idiot avec celà, et bête !… Parce qu’il donnait des pensions de quinze-cents livres pour qu’on le chantât… Une fistule dans le cul et une autre dans le nez, qui correspondait au palais et lui faisait juter par le nez des carottes et toutes les juliennes de son temps… » [6], entre cent autres fusées tout aussi drôlatiques.
Les Goncourt, qui l’avaient d'abord jugé un peu sévèrement [7], deviennent vite, et à juste titre, émerveillés par cette infatigable verve rabelaisienne, au point de juger le causeur supérieur à l’écrivain, ce qu’on a envie de ratifier, car on peut faire des réserves sur sa poésie et sur ses récits, mais pas sur la truculence ni la vigueur de ses formules : « Gautier sème intarissablement les paradoxes, les propos élevés, les pensées originales, les perles de sa fantaisie. Quel causeur ! Bien supérieur à ses livres ; et toujours, dans la parole, bien au-delà de ce qu’il écrit ! Quel régal pour des artistes que cette langue au double timbre, qui a les deux notes, souvent mêlées, de Rabelais et d’Henri Heine, de l’énormité grasse ou de la tendre mélancolie ! » [8]. Ils préviennent toutefois qu’il faut faire la part de la provocation dans ses saillies et ne pas toutes les prendre au premier degré. À un passage où Gautier se déclare totalement fermé à la musique et où il traite Gounod de « pur âne », Edmond de Goncourt a ajouté en 1887 une note importante : « La qualité caractéristique, je dirai, la beauté de la conversation de Gautier était l’énormité du paradoxe. C’est dire que dans cette négation absolue de la musique, prendre cette grosse blague injurieuse pour le vrai jugement de l’illustre écrivain sur le talent de M. Gounod, ce serait faire preuve de peu d’intelligence ou d’une grande hostilité contre le sténographe de cette boutade antimusicale. » [9]
De fait, les outrances systématiques dont Gautier régalait ses interlocuteurs amusent souvent plus qu’elles ne convainquent. Quand il développe des théories originales sur le rôle des cafés dans la vie politique [10], ou sur le goût culinaire, incluant une critique radicale du pain, invention « bête et dangereuse », « corrupteur suprême du goût » [11], on reste perplexe et on se demande s’il y croyait vraiment. Quand il avoue qu’il n’aime que les filles impubères et que c’est seulement « à cause des sergents de ville » qu’il ne peut satisfaire ce goût, on s’interroge sur la part de sincérité et la part d’affectation [12]. Quand il déclare qu’ « il se passe des choses énormes chez les bourgeois. J’ai passé dans quelques intérieurs, c’est à se voiler la face. La tribaderie est à l’état normal, l’inceste en permanence et la bestialité… » [13], on pense qu’il invente ou, au mieux, qu’il généralise un cas exceptionnel. Quand il raconte que ses articles de critique artistique et dramatique sont toujours approbateurs à cause du souvenir d’un marchand de boutons de guêtre qui, vexé à mort d’avoir vu sa corporation moquée, s’était mis à le persécuter [14], on n’en croit rien. Quand il explique comment il est devenu un athlète battant des records de force de frappe (chaque jour, deux heures de musculation… et un régime de cinq livres de mouton saignant et trois bouteilles de Bordeaux !) [15], on se dit qu’on est en pleine galéjade. Et quand il se vante d’avoir écrit Partie carrée – roman d’aventures également connu sous le titre de La Belle-Jenny, contribution méconnue à la légende napoléonienne – à la suite d’un défi avec Émile de Girardin remporté avec éclat : écrire douze feuilletons en douze jours, dans les locaux du journal [16], là on le prend en flagrand délit d’imposture, et on constate qu’on a affaire à un carabistouilleur de premier ordre. En effet, ainsi que nous le révèle Claudine Lacoste-Veysseyre dans la notice de la Pléiade, la correspondance montre tout autre chose : Girardin lui réclame son travail le 3 août 1847, Gautier fournit deux feuilletons, puis en a sept prêts… en mars 48 ! Girardin réclame encore en juin, et encore en septembre. Gautier se décide enfin à achever le roman, mais le 4 octobre, alors que la publication a commencé, il demande un petit délai supplémentaire pour raison de santé… [17]
Et cependant, tous ses propos n’étaient pas des blagues improvisées pour faire marrer les copains, tant s’en faut. C’est le destin des faiseurs de paradoxes que de n’être pas pris au sérieux. On pourrait juger que la haine de Gautier pour les bourgeois et pour le règne de Louis XIV est tellement outrée qu’elle en devient dérisoire, tout comme son refus buté de croire aux mérites des femmes, au progrès, aux principes de 1789, trois sources inépuisables de sarcasmes. Or il y a une cohérence dans son discours, c’est celle de la réaction anti-moderne, du rêve d’un retour à la grande santé du polythéisme antique. Gautier pousse très loin son discours anti-moderne, jusqu’au refus total du christianisme. C’est une position très originale parmi les romantiques car, par réaction contre l’esprit « philosophique » du siècle précédent, ils ont réhabilité le Moyen-Âge, le christianisme et la personne de Jésus, en faisant de celui-ci le modèle de la spiritualité humanitaire qu’ils prônaient. Et Gautier lui-même a dabord subi cet état d’esprit, avant de tourner casaque au plus tard début 1835, à vingt-trois ans. Qu’on considère ainsi cet important propos, où il réfute la légende du fameux « gilet rouge » porté lors de la bataille d’Hernani (février 1830), expliquant au contraire qu’il s’agissait d’un pourpoint rose : « Mais c’est très important ! Le gilet rouge aurait indiqué une nuance politique, républicaine. Il n’y avait rien de ça. Nous étions seulement moyenâgeux… Et tous, Hugo comme nous…. Un républicain, on ne savait pas ce que c’était… Il n’y avait que Pétrus Borel de républicain… Nous étions tous contre les bourgeois et pour Marchangy…[18] Nous étions le parti mâchicoulis, voilà tout… Ç’a été une scission, quand j’ai chanté l’Antiquité dans la préface de la Maupin… Mâchicoulis et rien que mâchicoulis… L’oncle Beuve, je le reconnais, a toujours été libéral… Mais Hugo, dans ce temps-là, était pour Louis XVII. Mais je vous assure ! Oui, pour Louis XVII ! Quand on viendra me dire que Hugo était libéral et pensait à toutes ces farces-là en 1828… Il ne s’est mis qu’après dans toutes ces saletés-là… C’est le 30 juillet 1830 qu’il a commencé à se retourner… Au fond, Hugo est purement Moyen-Âge… À Jersey, c’est plein de ses blasons. Il était le vicomte Hugo. J’ai deux-cents lettres de Mme Hugo, signées la vicomtesse Hugo. » [19]
Gautier n’avait pas seulement (à l’instar de Baudelaire et Flaubert) une profonde aversion pour les socialistes, les républicains, les progressistes – et les Juifs, il n’était pas seulement athée et matérialiste, il rejetait aussi de manière conséquente le christianisme et tout ce qui en découle, avec une virulence bien plus agressive que Leconte de Lisle ou Louis Ménard, ces deux autres grandes figures du mouvement parnassien. La parution de la Vie de Jésus d’Ernest Renan le mit en fureur. Transformer Jésus en saint laïc et le christianisme en religion humanitaire, compatible avec le progressisme moderne, n’était pas pour lui une façon de le sauver, mais tout au contraire de l’enfoncer définitivement. Devant les frères Goncourt, il laissa exploser sa haine du personnage le plus nuisible de l’histoire humaine, d’où ce morceau extraordinaire :
« Un livre sur Jésus-Christ, voilà comme il fallait le faire. Un mauvais sujet qui quitte ses parents, qui envoie dinguer sa mère, qui s’entoure d’un tas de canailles, de gens tarés, de croquemorts et de filles de mauvaise vie, qui conspire contre le gouvernement établi et qu’on a bien fait, très bien fait de crucifier ou plutôt de lapider. Un pur socialiste, un Sobrier de ce temps-là, qui détruisait tout, anéantissait tout, la famille, la propriété, furieux contre les riches, recommandant d’abandonner ses enfants ou plutôt de ne pas en faire, semant les théories de L’Imitation de Jésus-Christ, amenant dans le monde toutes ces horreurs, un fleuve de sang, les Inquisitions, les persécutions, les guerres de religion ; faisant la nuit sur la civilisation, au sortir du jour qu’était le polythéisme ; abîmant l’art, assommant la pensée, en sorte que tout ce qui le suit n’est que de la merde, jusqu’à ce que trois ou quatre manuscrits, rapportés de Constantinople par Lascaris, et trois ou quatre morceaux de statues, retrouvés en Italie, lors de la Renaissance, sont pour l’humanité comme le ciel qu’on retrouve… » [20]
On comprend son entente profonde avec Flaubert, qui à la même époque vomissait son exécration de « la crapule catholico-socialiste, la vermine philosophico-évangélique » pour laquelle, hélas, militait le Hugo des Misérables. [21]
Chez l’un comme chez l’autre, il ne s’agit pas d’un prurit momentané, d’un geste d’humeur déclenché par les circonstances, mais bien d’une philosophie profonde qu’ils ont eue toute leur vie. Dans les poésies de Gautier, on trouve ici et là quelques vers qui signalent que le christianisme est mort. Mais c’est surtout dans Mademoiselle de Maupin (1835) que se manifeste la prise de distance radicale du poète à l’égard de la secte nazaréenne, de son prophète et de sa mentalité : le personnage principal – et narrateur de la majorité des chapitres –, qui est à bien des égards une transposition de son auteur, tient des propos qui comptent parmi les plus antichrétiens de toute la littérature du XIXe siècle : « Je suis un vrai païen de ce côté, et je n’adore point les dieux qui sont mal faits : […] personne n’est de fait plus mauvais chrétien que moi. Je ne comprends pas cette mortification de la matière qui fait l’essence du christianisme » (Pléiade tome I, 2002, p. 324) ; « Je suis un homme des temps homériques ; – le monde où je vis n’est pas le mien, et je ne comprends rien à la société qui m’entoure. Le Christ n’est pas venu pour moi ; je suis aussi païen qu’Alcibiade et Phidias. – Je n’ai jamais été cueillir sur le Golgotha les fleurs de la passion, et le fleuve profond qui coule du flanc du crucifié et fait une ceinture rouge au monde ne m’a pas baigné de ses flots. » (p. 368) ; « De maigres anachorètes vêtus de lambeaux troués, des martyrs tout sanglants et les épaules lacérées par les tigres de tes cirques, se sont juchés sur les piédestaux de tes dieux si beaux et si charmants : le Christ a enveloppé le monde dans son linceul. […] Le monde palpable est mort. Une pensée ténébreuse et lugubre remplit seule l’immensité du vide. » (p. 371-372) ; « Virginité, mysticisme, mélancolie, – trois mots inconnus, – trois maladies nouvelles apportées par le Christ.» (p. 372) ; « L’homme est réellement déchu du jour où le petit enfant est né à Bethléem. » (p. 377-378).
On voit que, s’il est courant de placer Mademoiselle de Maupin parmi les sources d’Oscar Wilde – et en effet, l’esthétisme radical proclamé dans la préface semble parfois plagié dans Le Portrait de Dorian Gray –, on pourrait aussi mettre Gautier parmi les antécédents de Nietzsche. Faudrait-il aller plus loin et dire parmi les inspirateurs de Nietzsche ? La question n’est pas absurde. En effet, Nietzsche a commencé à lire le Journal des Goncourt en octobre-novembre 1887. Impressionné par l’atmosphère des dîners Magny, il a pris quelques notes à ce sujet qu’on retrouve dans ses œuvres posthumes [22], et surtout il écrit le 10 novembre à Peter Gast : « Le tome II du Journal des Goncourt vient de paraître : c’est la nouveauté la plus intéressante. Il concerne les années 1862-65 [celles qui justement sont les plus riches en propos de Gautier, dont ceux relevés ci-dessus] ; on y trouve décrits de manière très vivante les fameux dîners chez Magny, ces dîners qui réunissaient deux fois par mois la bande la plus spirituelle et la plus sceptique des Parisiens d’alors (Sainte-Beuve, Flaubert, Théophile Gautier, Taine, Renan, les Goncourt, Scherer, Gavarni, parfois Tourgueniev, etc). Pessimisme, cynisme, nihilisme exaspérés ; j’y aurais parfaitement ma place – je connais ces messieurs par cœur, à tel point que j’en ai soupé. Il faut être plus radical : au fond, il leur manque à tous l’essentiel – "la force" » [23]. À cette époque, Nietzsche écrit les aphorismes qui deviendront Le Crépuscule des idoles, notamment ceux de l’avant-dernier chapitre, « Flâneries d’un inactuel ». Un an plus tard, il écrira L’Antéchrist. Bien sûr, Nietzsche n’a pas eu besoin de Gautier pour concevoir sa vision du monde ni son anti-christianisme. Mais il est possible que la lecture des envolées du Gautier des Goncourt ait contribué à donner ce ton d’agression exaspérée qui est celui de sa dernière manière [24].
Gautier n’a pas développé ses conceptions réactionnaires et anti-chrétiennes, se contentant de les résumer pour ses amis. Pourtant, s’il n’était pas un théoricien, il était aussi (comme Flaubert) un homme à idées, et non pas un pur amant de la forme, ainsi qu’ il l’a laissé croire et affecté de le croire lui-même. Ernest Feydeau, qui l’a bien connu, le juge ainsi : « En toute chose il était, avant tout, un homme d’esprit. » [25] Au début de sa carrière, il a fait précéder son premier recueil poétique (Albertus ou l’âme et le péché, 1832), son premier recueil de nouvelles (Les Jeunes-France, 1833) et son premier roman (Mademoiselle de Maupin, 1835) de trois préfaces pétaradantes, qui comptent parmi les manifestes les plus remarquables de « l’art pour l’art ». À la fin de sa vie, il nourrissait (comme Flaubert) plusieurs projets de livres d’idées : un essai sur le goût culinaire, une série d’articles sur quelques jeunes peintres, intitulée Ceux qui seront célèbres, un essai sur la dernière manière de Victor Hugo et son style apocalyptique dont il assurait posséder la clef, et surtout un recueil posthume de pensées où « il aurait révélé ce qu’il pensait réellement des hommes, des choses, de la vie et du monde », véritable testament qui ne serait pas passé inaperçu : « Ce sera terrible, et les cheveux vous dresseront sur la tête ! car je dirai ce qui est ! » [26]. Comme il est regrettable qu’il ne s’y soit jamais attelé ! Comme cette œuvre aurait été plus intéressante et plus valable qu’Avatar ou Jettatura dont on aurait très bien pu se passer !… voire que Le Roman de la momie et Spirite qui ne sont pas « terribles » et laissent nos cheveux immobiles !…
Dans ses récits de voyages parfois, dans ses articles (trop rarement, hélas), dans sa charmante et malheureusement inachevée Histoire du romantisme, transparaissent au détour d’une page cette verve, cette originalité de pensée, cette liberté de jugement qui faisaient le régal de ses amis. Cependant, force est de reconnaître que celà reste exceptionnel : Gautier n’a pas confirmé ce talent de polémiste et d’agitateur d’idées qui pointait dans les préfaces de 1832-35, ou plutôt il l’a réservé presque totalement à sa conversation orale et quelques lettres. Pourquoi cette amputation, pourquoi ce gâchis ?
Je vois deux raisons, que j’ai mentionnées dans ma note n°3. La première raison est externe. Son père ayant été ruiné par la révolution de juillet 1830, et lui-même en février 1848 (avant de voir à nouveau son avenir social brisé en septembre 1870 ! [27]), Gautier n’a pas connu cette vie de rentier qui a permis à beaucoup d’écrivains comme Flaubert de se consacrer à leur œuvre. Presque tout au long, il a dû à lui seul subvenir aux besoins de cinq à sept personnes : un père, deux sœurs, une femme, un fils, deux filles… D’où une vie de galérien de la plume, une collaboration obligée aux journaux, une carrière de chroniqueur dramatique et artistique très astreignante. Or il vivait à une époque où la censure était très vigilante, pas seulement la censure judiciaire en aval, celle qui retire de la vente les ouvrages déjà publiés, mais surtout la censure moralo-commerciale en amont, celle des directeurs de journaux et des éditeurs qui filtrent les textes à paraître. Gautier prétend avoir été systématiquement « raturé » chaque fois qu’il essayait d’exprimer une idée personnelle, de telle sorte qu’il a vite compris qu’il devait rester parfaitement neutre, bien-pensant, lénifiant, pour continuer à gagner sa pitance et celle de sa famille [28]. On reste toutefois sceptique devant cette justification. Sous le Second Empire, Gautier était-il obligé de chroniquer dans le très officiel Moniteur universel ? N’y avait-il vraiment aucune autre feuille disposée à accueillir un collaborateur prestigieux depuis plus de vingt ans et lui donner carte blanche sur tous les sujets autres que politiques, – restriction d’autant plus facile à observer que Gautier, qui détestait les républicains, n’avait aucune raison d’attaquer frontalement le régime impérial ? À la même époque, un Barbey d’Aurevilly a pu lui aussi se nourrir grâce à une chronique littéraire hebdomadaire, qu’il a pratiquée avec une bien plus grande liberté de ton ! Et Baudelaire, très impécunieux lui aussi, a pu se faire payer par les journaux des articles d’un intérêt bien plus puissant que le robinet d’eau tiède de Gautier ! Même remarque pour Sainte-Beuve, dont les Lundis n’ont jamais manqué de lecteurs depuis un siècle et demi, alors que les chroniques de Gautier sont englouties. La relative insignifiance de ses articles, comparée au jaillissement prodigieux de sa conversation orale, reste donc assez mystérieuse. [29]
La seconde raison est interne. Mademoiselle de Maupin, dont tous les chapitres (sauf deux) sont écrits à la première personne, est le dernier récit de Gautier riche en idées (et en sentiments originaux). Après, les thèses de la préface, qui en est plutôt une postface, seront appliquées : gratuité ludique, culte du beau plastique, primat de la description, effacement (relatif) du narrateur. C’est déjà le programme de Flaubert, mais avec une froideur, un anti-intellectualisme, une déshumanisation dont celui-ci saura mieux se garder. Nietzsche, lui, avait bien compris que l’art pour l’art, s’il a le mérite d’envoyer au diable la morale, a néanmoins le vice d’être un serpent qui se mord la queue, car l’art doit aller vers la vie [30]. Gautier est en quelque sorte victime de ses théories : il s’est mis dans la tête une conception selon laquelle, dans ses récits et ses poèmes, sa verve devait être comprimée, ses idées écartées, ses paradoxes pulvérisés [31]. Il n’a pas su conjuguer les deux faces de sa personnalité, il a considéré que son amour de la pure beauté matérielle avait seul le droit de contribuer à sa production littéraire. L’artiste et l’homme d’esprit, au lieu d’œuvrer ensemble, se sont crus antagonistes. L’artiste n’a fait qu’une œuvre de surface, et l’homme d’esprit n’a pas trouvé cette surface où se faire admirer de la postérité. Chez lui, l’artiste n’est qu’une image et l’homme d’esprit n’a pas d’image.
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[1] À la toute fin de sa vie, il déclara : « Je trouve que la poésie doit être fabriquée à l’époque où l’on est heureux. C’est pendant la période de la jeunesse, de la force, de l’amour, qu’il faut faire des vers, qu’il faut parler cette langue… » (Edmond de Goncourt, Journal, 6 juillet 1872, R. Laffont, coll. Bouquins, tome II, 1989, p. 520).
[2] Voici le jugement des Goncourt sur Le Capitaine Fracasse : « Rien de plus choquant dans un livre que la réalité des choses faisant contraste au romanesque, au convenu, au faux des personnages. Tout ce qui est matière est détaillé, vivant, présent ; tout le reste, dialogues, caractères, intrigues, est de convention. On voit le mur, l’ombre du héros. Le héros lui-même s’efface, fuit, s’estompe dans le faux et le vague. Défaut énorme de ce genre, qui, par l’empâtement, fait marcher le paysage, la maison, l’appartement, le costume sur l’homme, l’habit sur le caractère, le corps sur l’âme. » (Journal, 2 novembre 1863, R. Laffont, coll. Bouquins, tome I, 1989, p. 1026). C’est un peu exagéré, mais c’est bien l’impression que donnent souvent les récits de Gautier… et plus encore ceux des Goncourt ! Il n’est pas rare en littérature, comme ailleurs, qu’on reproche aux autres ce qu’on fait soi-même : ainsi le jugement de Gide sur les récits de Wilde.
[3] Voir le Journal des Goncourt aux 9 et 23 novembre 1863 (Bouquins, tome I, 1989, p. 1029 et 1032-1033). Il disait aussi : « Je dois vous dire dabord que je suis organisé d’une certaine façon : l’homme m’est parfaitement égal. Dans les drames, quand le père frotte sa fille retrouvée contre les boutons de son gilet, celà m’est absolument indifférent, je ne vois que le pli de la robe de la fille. » (ibid., 5 mars 1857, tome I, p. 239). Une boutade qu’il ne faut évidemment pas prendre au premier degré (et qui rappelle l’attitude caricaturale d’Irénée Fabre, Le Schpountz, qui, devenu accessoiriste, ne regardait plus dans les filmes que les accessoires, ne voyant plus les acteurs, et déclarant qu’ « une théière mal choisie peut foutre par terre une scène d’amour », Pocket n°1292, 1976, p. 175-176). Néanmoins une telle boutade n’était pas innocente, et devait traduire au minimum une pente de Gautier, voire une aspiration profonde. Son gendre Émile Bergerat a entendu exactement les mêmes idées : « Il n’admettait pas qu’une comédie fût conçue en dehors des préoccupations de costumes et de décors qui lui sont propres. L’intérêt et la particularité d’une œuvre d’imagination lui semblait résider tout dabord dans la réalisation des milieux, la reconstitution des époques, l’exactitude artistique du langage et des accoutrements. Quant à la vérité des sentiments mis en jeu, la trouvaille des incidents par lesquels les âmes se heurtent et jettent l’étincelle, et la conclusion même de ces incidents, ce n’était là pour lui qu’un mérite de second plan, un art un peu vulgaire où on peut exceller sans sortir de la médiocrité intellectuelle, en un mot une œuvre d’artisan plutôt que d’artiste. » (Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, cinquième entretien, Charpentier, 1879, p. 129-130). A contrario, il lui est arrivé de se plaindre avec amertume d’avoir été empêché par la censure, les éditeurs, le public, de mettre des idées dans ses récits de voyage, de telle sorte qu’il percevait la reconnaissance de son talent de paysagiste comme un éloge perfide qui le réduisait à n’être qu’un « larbin descriptif » (Goncourt, Journal, 6 juillet 1872, tome II, p. 520). Mais il expliquait aussi, dans le même entretien avec Bergerat, que cette façon de s’attacher aux objets et les paysages en négligeant les mœurs locales procédait d’un principe conscient : « L’homme est partout l’homme, et, sous toutes les latitudes, il mange avec la bouche et prend avec les doigts ; dans tous les pays le fort tue le faible avec le fer, et l’art d’aimer ne varie point d’un pôle à l’autre. Celà ne vaut pas la peine de tailler sa plume, et pour moi je m’en soucie comme d’une guigne ! » (ouvr. cité, p. 128). Étonnante inconséquence que cette cécité ethnologique volontaire, alors qu’il venait d’expliquer au contraire qu’à l’étranger, il cherchait à se fondre complètement dans la mentalité et les usages du pays, se faisant musulman à Constantinople, apostolique et romain à Rome, « forcené pour les courses de taureaux » en Espagne, Russe à Saint-Pétersbourg… et que c’est justement parce que ces usages lui étaient devenus naturels qu’il ne songeait pas à les noter ! (p. 126-128). Gautier a également abordé cette question devant Ernest Feydeau (le père – officiel – du dramaturge), qui transcrit ses propos dans son livre Théophile Gautier. Souvenirs intimes (Plon, 1874) au chapitre XXIV (p. 139-144). Il brandit à nouveau l’argument de l’empêchement externe : il a subi la censure des journaux, qui ont raturé toutes ses tentatives pour exprimer ses idées ; mais présente de façon différente la raison interne : cette fois, il prétend qu’il lui était impossible de savoir comment les Turcs pensent et qu’il a donc dû se contenter de transcrire ce qu’il a pu observer. C’est un peu léger… — Un excellent lecteur, José Cabanis, propose une comparaison ravageuse : « La notoriété vint [à Astolphe de Custine] d'un récit de voyage, La Russie en 1839, qui fit grand bruit car il évoquait avec une lucidité extraordinaire le peuple russe, et la condition humaine sous le règne des tsars. Qu'on le compare au Voyage en Russie de Théophile Gautier, qui ne sut voir que palais, chefs-d'œuvre de l'art et fêtes. "La vie russe nous enveloppait, écrit Théophile Gautier, suave, caressante, flatteuse, et nous avions peine à déposer cette moelleuse pelisse." Custine vit ce qu'elle cachait, et son livre annonce la Révolution. » (Plaisir et lectures, 10, Gallimard, 1964, p. 75).
[4] Dans Théophile Gautier. Souvenirs intimes d’Ernest Feydeau (Plon, 1874), le chapitre XXII (p. 129-134) est consacré au dépit de Gautier de n’avoir pas été peintre. Mais celui-ci ne met en avant que des raisons de réussite sociale : prestige et revenus… — Gautier prétendait aussi « le plus sérieusement du monde » qu’il « a toujours été jaloux de Paul Féval et même de Ponson du Terrail », car il était « né pour écrire des romans-feuilletons ». Mais la fatalité de la vie fait que les vocations sont toujours contrariées, ainsi celle d’Ingres qui selon lui-même et selon Gautier était avant tout un violoniste… (Émile Bergerat, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Charpentier, 1879, sixième entretien, p. 132-133).
[5] Cet homme très attaché aux manières raffinées de l’ancien temps aimait aussi à se lâcher comme on dit aujourdhui, et pouvait pousser loin les plaisanteries viriles et les « terribles familiarités ». Ainsi les Goncourt l’ont-ils vu, dans une soirée mondaine, débattre avec le prince Poniatowski sur l’érection matinale, et interpeller ainsi Adolphe de Forcade Laroquette, qui était alors ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics et qui en est resté « ahuri, éteint, encloué » : « Monsieur le ministre, combien tirez-vous de coups par semaine ? » (Journal, 29 septembre 1867, Bouquins, tome II, 1989, p. 112). On pense à Thierry Ardisson et sa fameuse question à Michel Rocard : « Est-ce que sucer c’est tromper ? ». Mais il y a une grande différence entre une plaisanterie de corps de garde osée en petit comité d’hommes, fût-il mondain, et une vulgarité lancée devant les caméras, à la face du grand public.
[6] Tous ces propos sont rapportés dans le Journal des Goncourt, tome I de l’édition Bouquins. Pascal : p. 965 (11 mai 1863) et p. 1039 (21 décembre 1863) ; Racine : p. 977 (22 juin 1863) ; Molière : p. 965 (11 mai 1863) et p. 852 (23 août 1862) ; Louis XIV : p. 852 (23 août 1862). Ils ont tous été tenus lors de dîners d’hommes de lettres, au restaurant Magny rue Mazet (ou chez Peters, passage des Princes, le 23 août 1862).
[7] « Gautier, face lourde, tous les traits tombés, un empâtement des lignes, un sommeil de la physionomie, une intelligence échouée dans un tonneau de matière, une lassitude d’hippopotame, des intermittences de compréhension : un sourd pour les idées, avec des hallucinations d’oreille, écoutant par derrière lui quand on lui parle devant. » (Journal, 3 janvier 1857, tome I, p. 227-228).
[8] Goncourt, Journal, 14 février 1868, tome II, p. 134.
[9] Goncourt, Journal, 3 mars 1862, tome I, p. 780. Mais c’est aussi que Gounod était encore vivant en 1887, quand Edmond de Goncourt commença à publier son Journal. Il se protège donc à bon compte en taxant le propos de Gautier de pure plaisanterie. La vérité est sans doute à mi-chemin… — Autre note additive de 1887 page 1011, pour marquer une réserve sur la biographie de la Païva déroulée par Gautier le 28 septembre 1863 : « Dans la parole de Gautier, il faut toujours s'attendre à du romanesque ou à de l'hyperbolisme. »
[10] Émile Bergerat, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Charpentier, 1879, dixième entretien, p. 172-183.
[11] Émile Bergerat, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Charpentier, 1879, septième entretien, p. 145-148.
[12] Goncourt, Journal, 18 janvier 1864, tome I p. 1046. Celà dit, Émile Zola confessait le même penchant pédophile : « Zola qui n’a rien dit, rien dit jusqu’ici, se plaint tout à coup d’être hanté par le désir de coucher avec une jeune fille – pas un enfant, mais une fille qui ne serait point encore une femme : "Oui, ça me fait peur… Je vois les assises et tout le tremblement" » (ibid., 28 janvier 1878, tome II p. 767).
[13] Goncourt, Journal, 22 juin 1863, tome I p. 974.
[14] Émile Bergerat, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Charpentier, 1879, neuvième entretien, p. 165. Peu vraisemblable au milieu du XIXe siècle, cette histoire devient criante de vérité aujourdhui, où il n’y a pas de « minorité » qui ne hurle contre l’insupportable « discrimination » dont elle est victime et les propos « offensants » dont elle exige la censure. « Nous en sommes arrivés à ce point de liberté qu'il ne faut plus rien dire et que tout est de trop dans un article » (p. 164) : Gautier exagérait pour son temps, mais dit la vérité du nôtre.
[15] Goncourt, Journal, 9 avril 1866, tome II p. 17.
[16] Émile Bergerat, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Charpentier, 1879, sixième entretien, p. 135. Il prétend aussi que son roman-feuilleton aurait pu être poursuivi « jusqu’à la consommation des siècles ». Pourtant, si le narrateur dit dans le dernier chapitre que le sort final du personnage principal reste inconnu, ménageant par là un possible retour, les autres personnages importants meurent et l’intrigue est nettement dénouée. Tout au plus, il était possible de faire un deuxième volet, avec le même personnage principal lancé dans une tout autre aventure.
[17] Pléiade Romans, contes et nouvelles, 2002, tome II, p. 1261. Partie carrée a été publiée en vingt feuilletons dans La Presse, entre le 20 septembre et le 15 octobre 1848. Mme Lacoste-Veysseyre conclut que son écriture a duré quinze mois, puisque Gautier l’a commencée en août 1847, mais observe que les sept derniers chapitres ont été rédigés en une dizaine de jours. C’est sans doute le souvenir de cette fin précipitée, sous la contrainte pressante de Girardin !, qui a amené Gautier à fabuler plus tard en racontant son histoire de défi victorieux, toute à son avantage. Cette notice de la Pléiade ne mentionne jamais la version donnée près de vingt-cinq ans plus tard par Gautier devant son gendre, ce qui est étrange et regrettable. Il est inconcevable que Mme Lacoste-Veysseyre qui, avant de participer à l’édition de la Pléiade, a savamment édité la correspondance de Gautier (douze volumes chez Droz, entre 1985 et 2000), puisse ignorer un document aussi capital. Alors pourquoi ne pas mentionner ces propos, fût-ce pour signaler leur caractère mensonger ou illusoire ? Comment rendre compte de la genèse d’une œuvre sans signaler la façon dont l’auteur présentait cette genèse ? Mme Lacoste-Veysseyre déclare qu’ « aucun document ne permet d’échafauder des hypothèses sérieuses » sur cette genèse et les intentions de l’auteur. Je suppose que, dans l’esprit de la rédactrice, l’adjectif « sérieuses » fait allusion au caractère totalement fantaisiste des allégations de Gautier recueillies par Bergerat. Mais combien de lecteurs de cette notice auront pu décoder cette critique allusive ?!
[18] Louis-Antoine-François de Marchangy (1782-1826) est un magistrat et homme politique ultra-royaliste qui, en publiant La Gaule poétique, ou l’Histoire de France considérée dans ses rapports avec la poésie, l’éloquence et les beaux-arts (huit volumes entre 1813 et 1819), contribua de façon décisive à changer le regard sur le Moyen-Âge.
[19] Goncourt, Journal, 20 juillet 1863, tome I p. 988-989. Le père de Victor Hugo, le général Léopold Hugo, aurait été fait comte en 1810 par Joseph Bonaparte, roi d’Espagne. La famille était attachée à ce titre nobiliaire qui n’est cependant pas officiellement établi. À la mort du père en 1828, le fils aîné, Abel, reprit l’appellation de comte, le fils cadet Eugène se considérant alors comme vicomte et le benjamin Victor, baron. Eugène mourut sans enfant en 1837 : Victor récupéra l’appellation de vicomte. Mais quand Abel est mort en 1855, il laissait deux fils, dont l’aîné n’est mort qu’en 1895. C’est donc à tort que Péguy a surnommé l’écrivain Victor-Marie comte Hugo. Toutefois, ce fils d’Abel, Léopold, n’a laissé qu’une fille, et son frère cadet, jésuite, était mort sans descendance en 1863. Le titre de comte aurait donc pu être repris en 1895 par Georges Hugo (1868-1925), le fils de Charles (fils de Victor), puis par Jean Hugo (1894-1984) et maintenant par Charles Hugo (né en 1949). — Quand Gautier dit à tort qu’à Jersey, c’est plein des blasons de Hugo, il parle par ouï-dire de Hauteville-House, la maison habitée et décorée par Hugo à Guernesey.
[20] Goncourt, Journal, 17 juillet 1863, tome I p. 988. Joseph Sobrier (1810-1854) est un révolutionnaire socialiste mort fou.
[21] Lettre à Edma Roger des Genettes, juillet 1862 ; Pléiade Correspondance, tome III, 1991, p. 236.
[22] Fragments posthumes, tome XIII, 11, 159, et 11, 296 ; Gallimard, 1976, p. 266 et p. 300-306.
[23] Nietzsche, Briefwechsel, Kritische Gesamtausgabe, Berlin/New York, 1984, tome III/5, p. 191-192 (traduction de Robert Kopp). — Il est piquant de relever que, quelques semaines plus tard, le jeune Romain Rolland lut aussi ce tome du Journal des Goncourt, et que cet humanitaire socialiste, futur prix Nobel de la Paix en 1915 (ah non, prix Nobel de Littérature, mais ce sont les jurés qui ont dû se tromper sur l’intitulé de leur prix) en conçut une opinion diamétralement opposée : « Je ne puis dire l’impression de dégoût qui se dégage pour moi des soupers chez Magny. […] Les Sainte-Beuve et les Gautier ne gagnent pas à être vus en déshabillé. » (Le Cloître de la rue d'Ulm. Journal de Romain Rolland à l'École normale, 1886-1889, 3 janvier 1888, Albin Michel, 1952, p. 176-177).
[24] Notez une coïncidence étonnante : dans les « Flâneries d’un inactuel », après le § 2 consacré à Renan et le § 3 consacré à Sainte-Beuve, deux paragraphes qui n’auraient pas été rédigés tels quels sans la lecture du Journal des Goncourt, le § 4 est consacré à L’Imitation de Jésus-Christ. Serait-ce notre tirade de Gautier qui a inspiré à Nietzsche l’idée de rouvrir ce livre ? (Œuvres, Bouquins, tome II, 1993, p. 991-993).
[25] Ernest Feydeau, Théophile Gautier. Souvenirs intimes, chap. XLIX, Plon, 1874, p. 305.
[26] Émile Bergerat, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Charpentier, 1879, septième entretien, p. 148-149.
[27] Voir une tirade sur le thème « Je suis une victime des révolutions » dans le Journal des Goncourt, 26 octobre 1870, tome II p. 322.
[28] « Chaque fois que j’ai été assez mal inspiré pour consigner sur le papier la plus inoffensive de ces idées, je l’ai vue immédiatement raturée, sans même qu’aucune bonne âme prît la peine de me dire pour quel motif. » (Ernest Feydeau, Théophile Gautier. Souvenirs intimes, chap. XXIV, Plon, 1874, p. 140-141). On ne croit pas une seconde à une telle exagération. Voir aussi le Journal des Goncourt à la date du 2 janvier 1867 (tome II p. 62). Lors d’un dîner chez la Princesse Mathilde, Gautier éreinte une pièce de François Ponsard. On lui demande pourquoi celà ne transparaît pas dans son feuilleton dramatique. Il répond par une historiette : « Un jour, M. Walewski lui dit de n’avoir plus d’indulgence et qu’il pouvait dire, dès le lendemain, ce qu’il pensait sur les pièces. "Mais, dit Gautier, il y a, cette semaine, une pièce de Doucet… – Ah ! dit vivement Walewski, si vous ne commenciez que la semaine prochaine ?" Eh bien, j’attends toujours la semaine prochaine ! » C’est amusant mais pas décisif, car on ne peut croire que tous les auteurs joués sur les théâtres parisiens fussent protégés au plus haut niveau de l’État. Comme toutes les anecdotes contées par Gautier, celle-ci doit être reçue avec circonspection. On voit mal comment Waleswki, quand il était ministre des Affaires étrangères entre mai 1855 et janvier 1860, aurait eu l’autorité de donner des consignes à un collaborateur du Moniteur. Il a donc dû dire celà quand il était ministre d’État, avec la direction des Beaux-Arts, fonction qu’il a exercée du 23 novembre 1860 au 23 juin 1863. Effectivement, on constate que Camille Doucet (1812-1895) a fait jouer au Théâtre-Français, à partir du 6 novembre 1860, La Considération, une comédie en quatre actes et en vers. Gautier lui a-t-il consacré, contraint par cette consigne d’en-haut, un feuilleton laudateur ? La collection du Moniteur universel n’apparaît pas sur Gallica, et les éditions Honoré Champion, qui ont entrepris une exceptionnelle série des Œuvres complètes de Gautier en une cinquantaine de volumes, incluant (section VI) la première publication intégrale des trente-cinq ans de chronique dramatique, n’ont pas encore atteint l’année 1860 : en 2017, la sous-série vient de sortir le huitième volume, qui couvre la période allant de janvier 1849 à juin 1850. En tout cas, ça colle assez bien, car on peut imaginer que c’est dès sa prise de fonction que Walewski a rencontré Gautier pour lui donner carte blanche, quitte à se rétracter vingt secondes après. Et Camille Doucet était en effet un homme intouchable : haut-fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, il dirigeait depuis 1853 le bureau des théâtres et « sa compétence, dabord limitée aux théâtres impériaux, fut étendue à tous les théâtres en 1863 » ; à ce poste il mena une politique plutôt libérale (Dictionnaire du Second Empire, s.d. Jean Tulard, Fayard, 1995, p. 440. Voir plus de détails ici). En tout cas, si elle est véridique, l’anecdote n’est que de quelques années antérieure au moment où Gautier l’a racontée, d’autant qu’il peut aussi s’agir de la reprise d’une autre pièce de Doucet entre 1861 et 63. Or c’est en 1837 qu’il a commencé sa chronique dramatique ! Pour être juste, il faut cependant dire que c'est surtout pendant sa période au Moniteur (1855-1869) que Gautier s'est contenté de raconter les pièces sans émettre aucune critique, transformant sa chronique en une suite de procès-verbaux approbateurs, dont l'inintérêt frappait ses amis. Quand il publiait dans La Presse, auparavant, il adoptait un ton plus personnel et montrait une certaine liberté de jugement. — Sur un mode plus pathétique, lire aussi une tirade pleine de gémissements le 28 juillet 1868 (tome II p. 163). Gautier aurait pu devenir l'un des quatre grands noms du siècle, s'il n'avait pas dû donner « la pâtée » à toute sa famille. « Il nous contait son lamento de journaliste et de tourneur de meule, sa Muse exubérante et débordante contenue dans l'Officiel, condamnée à ne peindre que des murs, "où encore, disait-il, je ne puis pas dire qu'il y a un mot comme Merde ! écrit dessus…" »
[29] On ajoutera au dossier cet élément d’explication proposé par Paul de Saint-Victor et rapporté par les Goncourt : « Nous causons de la bonnasserie olympienne et complètement indifférente des feuilletons de Gautier. Il nous dit qu’il y a de la terreur au fond de cette bonté de Gautier. Il n’a fait dans sa vie qu’un éreintement, l’éreintement d’une pièce, L’École du monde de M. Walewski. Pas de chance ! Comme les gens qui ne sont méchants qu’une fois dans leur vie ! Et il est perpétuellement tourmenté de la crainte d’éreinter quelqu’un qui puisse, par l’avenir, devenir un autre Walewski. » (Journal, 14 janvier 1861, tome I, p. 662). Encore une explication très insatisfaisante. L’École du monde a été représentée en janvier 1840, or c’est seulement en 1855 que Walewski est devenu sénateur et ministre. En outre, l’anecdote précédente montre qu’il n’avait pas gardé de rancune à Gautier. Faire de la critique, dans n’importe quel art, c’est s’exposer à se faire des ennemis. Si on n’y est pas prêt, il faut changer de métier. À Paris surtout, l’imbrication du monde littéraire et du monde politique fait que n’importe quel auteur aujourdhui isolé pourra se retrouver demain du bon côté du manche et vous faire payer vos injures. Un critique terrifié par cette éventualité ne mérite pas de faire de la critique, et il prostitue sa plume s’il s’y livre malgré tout. — Autre témoignage capital, celui de Flaubert : « Il est mort du dégoût "de la charognerie moderne". C'était son mot. Et il me l'a répété cet hiver plusieurs fois. "Je crève de la Commune !", etc. Le 4 septembre a inauguré un ordre de choses où les gens comme lui n’ont plus rien à faire dans le monde. Il ne faut pas demander des pommes aux orangers. Les ouvriers de luxe sont inutiles dans une société où la plèbe domine. […] Il a eu deux haines : la haine des épiciers dans sa jeunesse, celle-là lui a donné du talent. La haine du voyou dans son âge mûr. Cette dernière l’a tué. Il est mort de colère rentrée, et par la rage de ne pouvoir dire ce qu’il pensait. Il a été opprimé par Girardin, par Turgan, par Fould, par Dalloz. Et par la présente République. Je vous dis celà parce que j’ai vu des choses abominables et que je suis le seul homme, peut-être, auquel il ait fait des confidences entières. Il lui manquait ce qu’il y a de plus important dans la vie, pour soi comme pour les autres : le Caractère. Avoir manqué l’Académie a été pour lui un véritable chagrin. Quelle faiblesse ! et comme il faut peu s’estimer ! La recherche d’un honneur quelconque me semble, dailleurs, un acte de modestie incompréhensible ! » (lettre à George Sand, 28 octobre 1872, Pléiade Correspondance, tome IV, 1998, p. 598-599). On retrouve les mêmes formules dans deux autres lettres écrites dans la même nuit, à Ernest Feydeau (p. 596) et à la princesse Mathilde Bonaparte (p. 597) : Gautier est mort « du dégoût de la vie moderne », parachevée par la proclamation de la République le 4 septembre 1870, « jour le plus maudit de l'histoire de France ». Il est étonnant comme notre époque s'est mis dans la tête que l'art et la démocratie allaient de concert, alors qu'il n'y a pas si longtemps, des artistes comme Flaubert et Gautier (et tant d'autres !) pensaient au contraire qu'ils étaient fondamentalement antinomiques. Émile de Girardin, Jules Turgan et Paul Dalloz furent les directeurs de La Presse et du Moniteur universel : ainsi Flaubert adhère à la raison externe : Gautier a été empêché d'exprimer ses idées. C'est donc qu'il n'était pas un pur amant de la forme, mais aussi quelqu'un qui avait quelque chose à dire.
[30] Voir Le Crépuscule des idoles, « Flâneries d’un inactuel », § 24 ; Œuvres, Bouquins, tome II, 1993, p. 1003-1004.
[31] Alors que Wilde, qui avait en gros les mêmes conceptions, ne les a pratiquement pas appliquées, et est même tombé dans l’excès inverse, puisque son roman et ses pièces, au contraire, sont saturés par les brillants paradoxes tombés de sa conversation, au point d’en être souvent très agaçants.




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Morand n’est certes pas complètement sympathique : comme on le sait, son pacifisme et la faiblesse de son sens national l’ont amené à une attitude peu digne sous l’Occupation : diplomate en poste à Londres en juin 40, il se laisse ramener par sa femme en métropole (ce qui lui vaudra une mise à la retraite immédiate pour abandon de poste !). Ensuite, son principal fait d’armes consistera à profiter de son amitié avec Pierre Laval et Jean Jardin pour se faire nommer ambassadeur à Bucarest en 1943, dans le but à peine voilé d'y faire rapatrier les biens de sa femme, princesse Soutzo, avant que les Russes n’arrivent en Roumanie : difficile de trouver un exemple plus révoltant d’un haut-fonctionnaire qui, loin de servir l’État, met l’État à son service ! En juillet 1944, il se fait nommer ambassadeur à Berne : lâcheté de celui qui a senti que rien ne valait mieux que de s’installer en Suisse pour affronter la Libération, ou élégance de celui qui dédaigne de jouer la comédie du résistant de la onzième heure ? Dans un autre registre, on s’agace de lire, dans son Journal inutile, les jérémiades du nanti entouré de domestiques
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Il y a aussi qu'il me parait beaucoup plus difficile, inconfortable ou dangereux d'être un Nabe, un Millet, un Soral ou n'importe quel intervenant de "droite", d'extrême-droite ou "dissident" en 2020 que hussard en 1950 ou 1960. Sous la IVème république et au début de la Vème, le PCF faisait peut-être un quart des voix, mais il y avait encore un establishment culturel et littéraire " à droite" - dont notamment l'Académie française -, une presse de droite assez lue de Carrefour à La Nation française en passant par Rivarol ou La Parisienne. Et pratiquement pas de lois liberticides ni de communautarismes agressifs.

Plusieurs postures se superposent lorsque l’on tente un portrait de ce solitaire : celle du Proscrit des Belles Lettres, celle du Prophète criant dans un désert qu’il s’est patiemment ménagé, celle de l’Auteur en pleine et souveraine disposition de son œuvre et du destin qu’il lui assigne. C’est dire si sa fréquentation est complexe : ses textes, maintenus par une impressionnante force d’entropie, n’invitent en rien au partage. Un peu comme si Caraco, en s’enfermant dans l’hermétique noyau de sa pensée, s’ingéniait à exclure d’office son putatif lecteur. Un lecteur qu’il imagine le découvrant à titre posthume, et conquis d’avance par la puissance de sa parole.
C’est cette inadmissibilité radicale qui en fonde à nos yeux l’intérêt et qui motive notre démarche. Le bouillonnement contenu, le volcan contraint que fut Caraco nous apparaît autant comme un foyer de rayonnement que comme un trou noir. On peut s’y égarer sans conteste, s’y perdre même ; on peut de la même façon s’en nourrir, s’en inspirer et s’en trouver régénéré. 





C’est ainsi que Gilles, lui aussi revenu des femmes, chemine d’une certaine façon aux côtés de l’homme à cheval, Jaime Torrijos. Il en conte la geste sanglante et merveilleuse, au moyen de la musique, assemblant les chapitres de son histoire comme autant de «chants qui avaient lancé et soutenu toute [leur] action et qui la soutiendraient encore par la suite» (pp. 193-4), musique que Felipe joue sur sa guitare. Bien sûr, nous avons vite fait de deviner que Felipe et Jaime ne font qu’un, le rêve de l’un s’attachant à l’autre, le guitariste étant lié au maître de la Bolivie «par des liens beaucoup plus étroits et particuliers que ceux» qu’il avait imaginés (p. 146), une dialectique subtile entre l’action et la pensée se nouant entre ces deux vecteurs d’une même force : ainsi Felipe se déclare habile aux «idées ou à l’action seulement dans ces moments de l’action qui sont si intenses que celle-ci s’épure et devient aussi prompte et simple que la pensée» (p. 163). Il dispose aussi de «couteaux de la pensée» (p. 20) qu’il a fort aiguisée par ses méditations théologiques (5), mais il s’agit finalement toujours de nouer le même nœud : rendre l’action pensante, façonner la pensée pour la rendre aussi dangereuse qu’une dague. Cette dialectique tend ses deux bornes entre le début et la fin du roman, les différentes péripéties mouvementant le récit pouvant en fin de compte n’être considérées que comme un fil d’acier, qu’un simple pincement fera vibrer comme une corde de guitare. Écoutons Felipe se réciter l’antienne de l’action point dépourvue de finalité, de la pensée lestée de force agissante, dans leur éternelle sarabande l’une autour de l’autre : «Et moi, retrouvais-je dans ce que disait Jaime ce que je lui avais parfois murmuré ? La pensée devenue action, trempée de sang, forgée comme une arme d’acier est étrangère au penseur. Mais comme est peu sage cet étonnement des hommes de pensée devant la rapidité d’assimilation des hommes d’action, car les hommes d’action ne sont importants que lorsqu’ils sont suffisamment hommes de pensée, et les hommes de pensée ne valent qu’à cause de l’embryon d’homme d’action qu’ils portent en eux» (p. 198). L’action, pour quoi faire ? Reconstruire le défunt empire inca sur un sacrifice propitiatoire censé faire de nouveau pulser le vieux cœur endormi ? Ce sera l’occasion d’un beau jeu de mots plus que d’une action véritable, fût-elle romanesque, fût-elle par avance synonyme d’échec ce qui, finalement, est la même chose, tout grand roman racontant l’histoire d’un échec, la parole, sauf peut-être aux abords du Paradis, avec Dante, étant bien incapable de fixer la pure lumière, d’en dessiner les linéaments qui ne se détachent jamais mieux que sur un fond d’obscurité, où pourra être figurée la folle destinée humaine : «Ce sont les impérieux, ce sont les impériaux» (p. 234) qui, finalement, dirigent le monde, alors que Jaime et, surtout, Felipe, sont des êtres pensants, comme le concède sans peine ce dernier qui avoue, à l’action, un autre but qui la dépasse, la connaissance évidemment : «D’abord, j’avais été porté contre cet homme par l’action, la joyeuse action, ensuite s’était figée la méconnaissance, résidu triste de cette action, enfin, j’atteignais à une sorte de connaissance et d’amour qui d’abord était délivrance» (p. 225), métamorphose ultime qui aura été rendue possible parce que, un instant, la pure action a donné forme à la pure pensée : «Qu’étais-je, moi ? Un joueur de guitare, un pâle étudiant en théologie; et soudain tu t’es dressé devant moi, tu étais la forme. La forme. Moi qui étais amant de la beauté, je me suis rué vers cette forme, qui était la beauté vivante. Soudain, la musique, la théologie étaient une seule figure qui marchait dans le monde» (p. 236), car les idées les plus hautes de l’humanité « se trempent dans le sang versé par les héros» (p. 239) et qu’il nous faut, décidément, parier sur la possibilité «de grands hommes et de grandes actions pour que nous retrouvions le sens des grandes choses» (pp. 238-9) et, même, le temps des «grandes actions, des actions impériales» (p. 231).
Anna Calosso : 
Anna Calosso : 



Extraits de Z. Marcas, petite nouvelle méconnue, prodigieuse. On commence par la chambre de bonne :
Comme Stendhal, Chateaubriand et même Toussenel, Balzac sera un nostalgique de Charles X :
Il y a une vingtaine d’années j’avais rappelé à Philippe Muray que chez Hermann Broch comme chez Musil (génie juif plus connu mais moins passionnant) il y avait une dénonciation de la dimension carnavalesque dans l’écroulement austro-hongrois.
Puis Balzac explique l’homme moderne, électeur, citoyen, consommateur, politicard, et « ce que Marcas appelait les stratagèmes de la bêtise : on frappe sur un homme, il paraît convaincu, il hoche la tête, tout va s’arranger ; le lendemain, cette gomme élastique, un moment comprimée, a repris pendant la nuit sa consistance, elle s’est même gonflée, et tout est à recommencer ; vous retravaillez jusqu’à ce que vous ayez reconnu que vous n’avez pas affaire à un homme, mais à du mastic qui se sèche au soleil. »



Tout au long de ses périples, il s’attache au sort des derniers peuples de moins en moins préservés de la modernité. Dans Qui se souvient des Hommes… (Robert Laffont, 1986), il retrace d’une manière poignante la fin des Alacalufs. Avec son extraordinaire Journal peau-rouge (1975, réédition en 2011 chez Atelier Fol’Fer), il témoigne de la situation inégale des tribus amérindiennes parquées dans les réserves. Certaines s’y étiolent et aspirent seulement à la fin de l’histoire. D’autres, les Navajos par exemple, formulent, grâce à l’exploitation des ressources naturelles, de grandes ambitions comme devenir le cinquante et unième État des États-Unis. Jean Raspail se plaît à romancer ses explorations quasi-anthropologiques dans La Hache des Steppes (1974, réédition en 2016 chez Via Romana), dans Les Hussards (Robert Laffont, 1982) et dans Pêcheurs de Lune (Robert Laffont, 1990).
Toujours en avance sur son époque, Jean Raspail a compris que l’État républicain tue la France et son peuple au nom de valeurs mondialistes. La République parasite la France, lui vole toute sa vitalité et contribue au changement graduel et insidieux de la population. Il n’a jamais caché son royalisme sans toutefois se lier à un prince particulier. Sa conception de la restauration royale, plus métaphysique que politique d’ailleurs, exprimée dans Sire (Éditions de Fallois, 1991) se rapproche du providentialisme si ce n’est du Grand Monarque attendu. Il témoigne aussi de sa fidélité aux rois de France. Pour commémorer les deux cents ans de l’exécution du roi Louis XVI, il organise, le 21 janvier 1993 sur la place de la Concorde, une manifestation à laquelle participe l’ambassadeur des États-Unis en personne.
Son œuvre serait maintenant difficile à publier tant elle dérange. Elle propose une solution : l’existence d’isolats humains. Dans La Hache des Steppes, le narrateur s’échine à retrouver les lointains descendants des Huns dans le village d’Origny-le-Sec dans l’Aube. Il raconte plusieurs fois l’histoire de ces déserteurs sous Napoléon Ier qui se réfugient dans des villages russes reculés où ils font souche. Dans « Big Other », Jean Raspail annonce qu’« il subsistera ce que l’on appelle en ethnologie des isolats, de puissantes minorités, peut-être une vingtaine de millions de Français – et pas nécessairement de race blanche – qui parleront encore notre langue dans son intégrité à peu près sauvée et s’obstineront à rester conscients de notre culture et de notre histoire telles qu’elles nous ont été transmises de génération en génération (p. 37) ». L’exemple de certaines réserves peaux-rouges résilientes est à méditer…
À la notable différence d’un histrion de gauche (pléonasme !) et d’un éditorialiste sentencieux mauvais observateur patenté de l’actualité, Jean Raspail ne bénéficiera pas d’une couverture médiatique digne de son œuvre. Il n’aura pas droit à des obsèques dans la cour d’honneur des Invalides. Qu’importe si en hussard de la flotte australe, il passe à l’ère d’un monde froid, triste et si moderne pour une sentinelle postée en arrière-garde. Ses lecteurs savent pourtant que l’auteur du Roi au-delà de la mer (Albin Michel, 2000) appartient aux éclaireurs, à l’avant-garde d’une élite reconquérante, d’une élite qui applique la devise de cette famille hautement européenne de devoir, d’honneur et de courage, les Pikkendorff : « Je suis d’abord mes propres pas. » Jean Raspail l’a toujours fait sienne, du Cap Horn au Septentrion, de l’Ouest américain à L’île bleue (Robert Laffont, 1988).







Qui se souvient des Hommes ? était le titre de ce « roman » consacré aux Alakalufs. Ce livre aurait pu être présenté comme une « épopée » ou une « tragédie » humaine, recréant le destin de ces êtres, nos frères, que les hommes qui les virent hésitèrent à reconnaître comme des Hommes.
Déjà, en 1981, Jean Raspail avait publié Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie ou le destin vécu d’un aventurier français qui débarqua en Argentine en 1860 et se fit proclamer roi d’Araucanie et de Patagonie par les populations indigènes locales. Ce livre avait obtenu le prix du roman de l’Académie française. Cet ouvrage relate l’histoire d’un aventurier venu du « Périgord vert » qui s’autoproclame roi, le 18 novembre 1860, par les tribus de cavaliers qui menaient contre l’Argentine et le Chili les derniers combats de la liberté et de l’identité. Il régna quelques mois, sous le nom d’Orllie-Antoine Ier (écrit parfois Orélie-Antoine Ier) galopant à leur tête en uniforme chamarré, sous les plis de son drapeau bleu, blanc, vert. Et puis, la chance l’abandonna. Trahi, jeté en prison, jugé, il parvint à regagner la France où un autre destin l’attendait, celui d’un roi de dérision en butte à tous les sarcasmes, mais jamais il ne céda. En effet, bien que le royaume n’existât plus, il créa autour de lui une petite cour, attribuant ainsi décorations et titres. Roi il resta, mais solitaire et abandonné, il mourut dans la misère le 17 septembre 1878, à Tourtoirac, en Dordogne, où il était né.

Ce goût, il l’avait pris dans sa jeunesse parisienne, quant il allait avec un petit camarade, certains après-midi, à la brasserie La Coupole, comme auditeur des réunions du club des explorateurs. Un vieux Monsieur ouvrait la séance avec la formule:
Encore quelques livres de voyage, dont un grand : » les peaux-rouges aujourd’hui » en 1975. Puis c’est sa grande période de romancier, je suis un auteur tardif disait-il, pendant que ses chers peaux-rouges se révoltent à Wounded-knee, il sort ici « le jeu du roi », formidable ouvrage, tout Raspail est là, le livre s’ouvre sur une citation de Roger Caillois: « le rêve est un facteur de légitimité », les beaux livres s’enchaîneront ensuite , sept cavaliers (que j’ai adapté en BD) Moi Antoine de Tounens, où voit le jour la Patagonie littéraire, terre mythique refuge de ses lecteurs, dont il était le consul général. L’île bleu, adapté (mal) par Nadine Trintignant pour la télévision, livre directement issu de l’aventure à vélo dans la débâcle. Sire, Les Pikkendorff, famille fictive qui hante ses livres. Le plus beau pour moi : « Qui se souvient des hommes » prix du livre inter, il élève aux Alakaluffs de la terre de feu, anéantis depuis longtemps, un monument de papier. Un joli livre que je recommande pour sa partie explorateur : pêcheurs de lune. Un retour en Patagonie, avec le dernier voyage: « Adios Terra del fuego » il sait que l’âge est là, et qu’il n’y reviendra plus.
Disons un mot de sa vie.
Raspail est un écologiste avant l’heure. Pour défendre les Royaumes « au-delà des mers », en 1981, alors que la France passe d’un socialisme larvé à un socialisme revendiqué, il se proclame Consul Général de Patagonie, ultime représentant du royaume d’Orélie-Antoine 1er.
Cette faim, 
J’avais laissé la Patagonie. Je devais me rendre au nord, remontant le long fil de cuivre chilien. La route longiligne s’ornait de merveilleux observatoires, de brumes côtières, de déserts mystérieux jonchés des songes de voyageur. Je me sentais plus fort. Il y a comme cela des voyages qui vous révèlent ce que vous cherchez. Nous voulions le Tibet, et ce furent les Andes. Andes chrétiennes et hispaniques ou je dansai comme l’Inca la danse en l’honneur du ciel et de la vierge. J’arrivai à San Pedro d’Atacama, Mecque andine du tourisme local. Village en adobe, argile cuite sous le soleil, entouré de salars(2) de la peur, de déserts et de geysers. Une vieille église en bois de cactus, une longue messe guerrière où le bon prêtre dénonce la main noire qui contrôle son pays et qui, voilà trois ans, brûla sept statues pieuses.







Il n’y aura pas, à l’enterrement de Jean Raspail, écrivain de marine, consul général du Royaume d’Araucanie et de Patagonie, de retransmission en direct, de larmes photogéniques, ni même d’hommage lyrique, écrit à la truelle pour un Président qui salit tout, même la grandeur. Ce qu’il y aura, outre les sujets fidèles et les soldats perdus, c’est le monde d’un romancier, romancier dont le travail est, disait son ami Volkoff, de faire « quelque chose de moins réel, mais de plus vrai ».
Toute œuvre romanesque qui ne se réduit pas à l’anecdote ou à de vaines complications psychologiques instaure un autre rapport au temps, s’inscrit dans une météorologie et une chronologie légendaires où l’homme cesse d’être à lui-même la seule réalité. Voici le ciel, la terre, et cette mémoire seconde, qui affleure, et qui porte les phrases ; voici cette rhétorique profonde, sur laquelle les phrases reposent comme sur une houle et vont porter jusqu’à nous, jusqu’aux rives de notre entendement, des mondes chiffrés, que notre intelligence déchiffre comme des énigmes, sans pour autant les expliquer. Ainsi les romans d’Henri Bosco nous laissent dans le suspens, dans une aporie, une attente, une attention extrêmes aux variations d’ombre et de lumière, aux états d’âme qui n’appartiennent pas seulement aux sentiments humains mais au monde lui-même, à ce Pays qui n’est pas seulement une réalité administrative ou départementale mais un don, une civilité, un commerce entre le visible et l’invisible, - le don d’une autre temporalité qui nous fait à jamais insolvables des bienfaits reçus.
L’œuvre d’Henri Bosco est, comme toutes les grandes œuvres de notre littérature, une pensée en action, mais en accord avec l’étymologie même du mot pensée, qui évoque la juste pesée, ces rapports et ces proportions où la part de l’inconnu n’est pas moins grande que la part connue ; où la part de la nuit détient les secrets de la lumière provençale. Œuvre nocturne mais non point ténébreuse ou opaque, louange des nuits lumineuses, des ombres qui sauvegardent, du haut jour qui tient sa vérité comme le secret d’une plus haute clarté encore, l’œuvre d’Henri Bosco sauve les phénomènes de la représentation abstraite que nous nous en faisons, et nous sauve nous-mêmes de nos identités trop certaines qui nous enferment dans une humanité irreliée à l’ordre du monde, détachée de la sagesse profonde de la nuit foisonnante de toutes les choses vivantes qui tendent vers la lumière ou en reçoivent les éclats. « Je pus ainsi, écrit Henri Bosco, me replacer sans peine devant le décor intérieur où j’avais regardé ma propre nuit en train de descendre sur moi cependant qu’au-dessus de moi dans le ciel s’avançait la nuit sidérale ».
Rien de muséologique dans ce Pays qui est une réalité antérieure autant qu’un « vœu de l’esprit », selon la formule de René Char. Rien qui soit de l’ordre d’une représentation, d’une identité recluse sur elle-même, mais la pure et simple présence réelle qui ne s’éprouve que par la brusque flambée portée dans la rumeur du vent et dans l’amitié qui nous unit au monde, dans ces affinités dont nous sommes les élus bien plus que nous ne les choisissons. Ce qui nous est conté est un recours au cours de la tradition, de sa solennité légère, et non plus un discours ; une conversation et non pas une discussion, si bien que l’intelligence se laisse empreindre par les lieux qu’elle fréquente dans le temps infiniment recommencé de la promenade. C’est dans la connivence des éléments, de l’air, de l’eau, du feu et de la terre, en leurs inépuisables métamorphoses, que le temps se renouvelle et s’enchante au lieu de n’être que le signe de l’usure, d’une finalité malapprise, insultante au regard du libre cours qui conduit à elle. 
Le temps qualifié, la géographie sacrée, les ressources secrètes des êtres et des choses singuliers, qui vont s’accordant avec les forces impersonnelles, ouvrent un espace, celui du roman, où le monde intérieur et le monde extérieur cessent d’être séparés par d’irréfragables frontières. Le soleil, le fleuve, les arbres, le vent, la nuit sont des présences sacrées car leur réalité symbolise avec une réalité plus haute, hors d’atteinte, que les phrases mélodieuses, selon la formule héraclitéenne, « voilent et dévoilent en même temps ». Entre le sensible et l’intelligible, entre la nuit profonde et l’éblouissante clarté, toutes les gradations s’emparent des songes, des effrois, des attentes ardentes des personnages devenus, par le génie romanesque, fabuleux instruments de perception des variations météorologiques. La vérité humaine est d’autant plus profonde et nuancée qu’elle est située, qu’elle cesse, par un suspens, de se référer exclusivement à elle-même. Les hommes ne sont humblement et souverainement présents que par ce partage de leur règne qu’ils consentent avec la terre et le ciel.
Contre la clarté monocorde, ennemie des ombres, Henri Bosco invoque non seulement le frémissement de l’eau, mais aussi le feu, là même où s’opère la coalescence de l’Eros et du Logos : « J’étais fasciné par le feu. Il pénétrait en moi, immobilisait mon cerveau sur une seule idée. Cette idée n’était qu’une braise… Terrible, mais si vive, si envahissante qu’elle ne soulevait aucune épouvante. J’étais devenu feu, corps de feu, cœur de feu, esprit-feu, et toute la forêt en flammes. Si l’incendie se fut propagé jusqu’à moi, je n’aurais pas fui, j’aurai attendu, embrassé le feu, et pris feu pour disparaître dans mon propre feu au milieu d’une gerbe d’étincelles. »
Tel est peut-être un des secrets le mieux gardés de la littérature française, de sa tant et si mal vantée « clarté classique », de n’être, en sa beauté ordonnatrice, qu’un surgeon d’intuitions plus profondes et plus sauvages, où l’art du sourcier, l’oniromancie, viennent irriguer la plénitude des formes du jour. Ce qui distingue l’art romanesque d’Henri Bosco, son poiein, sa pensée en action, n’est peut-être rien d’autre le sens des contiguïtés, et l’on pourrait presque dire de la consanguinité, du monde du rêve et du monde de la réalité. Ce qui unit les personnages et leurs ombres, qui parfois semblent leur échapper, n’est pas de l’ordre de la nécessité ou du déterminisme, disposé en discours, mais bien de celui d’une recouvrance. Si , comme dans l’œuvre de Gérard de Nerval, le songe et la réalité en sont pas séparés ce n’est point par artifice littéraire, mais parce que dans la vision et la pensée d’Henri Bosco, ils ne se distinguent qu’en se graduant. Le rêve est la réalité d’un autre rêve, et notre songe humain des songes du Pays reçoit ses messages. Nous ne commençons à habiter véritablement les lieux, c’est-à-dire que nous n’en devenons les hôtes que si hôtes à notre tour, nous recevons les légendes qui sont dans l’arbre des mots, comme l’envers argenté des feuilles.
Thierry Maulnier, nom de plume de Jacques Louis André Talagrand (1909 – 1988), a rédigé de nombreux essais, écrit plusieurs pièces de théâtre et donné bien des préfaces. Sa bibliographie comporte cependant une omission de taille : l’absence de Révolution Nationale. L’avenir de la France. Cet ouvrage s’apparente à une sorte de fantôme dont diverses personnes ont nié son existence réelle.
Cette hypothèse expliquerait la non reconnaissance de cette édition par Thierry Maulnier d’autant que la même année sort chez Lardanchet La France la guerre et la paix. Dans cet autre recueil, voulu celui-ci par Maulnier, se trouvent trois textes présents dans Révolution Nationale : « Guerre mondiale et Révolution nationale » à l’identique dans les deux ouvrages tandis que les premiers paragraphes de « Rester la France » et « La médiation française » ont été réécrits pour cette parution. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, Thierry Maulnier publie chez Gallimard Violence et Conscience qui « a été écrit en 1942 et 1943 (p. 1) » et qui contient une version modifiée et enrichie à partir du deuxième paragraphe de « Révolution prolétarienne et réaction patriarcale ». En 1946, chez un jeune éditeur moins consensuel, La Table Ronde, paraît Arrière-pensées qui réunit des chroniques « écrites et publiées entre le printemps de 1941 et le printemps de 1944 (p. 5) ». Par rapport à Révolution Nationale, on relit souvent dans une version modifiée, voire changée, « Les poseurs de rails », « Avant l’assaut », « Erreurs de jeunesse », « L’assaut des médiocres », « Les “ intellectuels ” sont-ils responsables du désastre ? », « Un jugement sur Racine », « L’art et l’éducation », « Polémique d’ancien régime » et « L’esprit français est-il coupable ? » qui s’intitule dans Révolution Nationale « Controverses sur l’esprit français » (1). On suppose que les textes qui forment Révolution Nationale proviennent directement des périodiques. Dans le cas des recueils autorisés, Thierry Maulnier a retravaillé certains passages afin de les lier aux autres textes et d’en donner une cohérence interne évidente.
En outre, « le destin de la Révolution nationale, poursuit-il, est précisément de ne se laisser attirer ni par l’ancienne gauche, ni par l’ancienne droite : d’attirer au contraire en elle l’ancienne gauche et l’ancienne droite pour abolir en elles leurs stériles contradictions et pour les anéantir (p. 82) ». Voilà pourquoi « c’est dans la révolution nationale et dans la révolution nationale seule que la France peut aujourd’hui trouver les moyens de guérir ou plutôt de renaître, faire éclater la vigueur d’un génie qui survit intact à ses blessures, affirmer son droit à la vie (pp. 76 – 77) ». Il devient évident que « c’est sur nous et nous seuls que nous devons compter pour créer une civilisation où il nous soit possible de vivre (p. 55) ».
Thierry Maulnier conçoit la Révolution Nationale, on l’a vu, comme la matrice d’un nouvel ordre français. « Il faut créer de nouvelles mœurs, de nouvelles valeurs et de nouveaux modes de pensée (p. 71). » Comment ? Ce qu’il propose convient au fonctionnaire de la propagande à Hanoï qui a classé les textes à sa disposition. « refaire une nation, c’est d’abord se donner les moyens de la refaire. C’est d’abord occuper et réorganiser l’État (p. 22). » l’auteur s’intéresse aux interactions psychiques, sociales et politiques entre le « Chef », l’élite et le peuple. « La nature de l’autorité n’est pas seulement d’accroître la force ou pour mieux dire l’efficacité de ceux qui lui obéissent; elle est de métamorphoser cette force en une force de qualité supérieure (p. 204). » Cependant, « l’autorité elle-même, pour atteindre à toute sa vertu, a besoin à son tour de la collaboration de ceux sur qui elle s’exerce. Elle perd beaucoup de son efficacité, s’il ne lui est donné qu’une obéissance passive et comme inerte (p. 205) ». Cela signifie restaurer ce qui est à l’origine de la nation française : l’État. « C’est le pouvoir qui devait donc être rétabli ou refait avant toute chose : c’est l’ensemble des moyens d’exécution; c’est l’État. C’est par l’État que la reconstruction française à commencer (p. 23). »
Thierry Maulnier pense par conséquent que « la France n’est pas le pays de la mesure : mais elle est, géographiquement, historiquement, socialement, moralement, intellectuellement, le pays de la conciliation des contraires (p. 59) ». Malgré la Débâcle de 1940, le pays vaincu conserve des atouts. Ceux-ci reposent sur sa géographie. L’auteur se lance dans une succincte et pertinente analyse géopolitique qui bouscule la fameuse et sempiternelle dualité Terre – Mer. La « complexité de notre civilisation nous est imposée par notre sol lui-même. Solidement établie au cœur de l’Europe, la France regarde en même temps vers toutes mers, et la géographie l’attache en même temps aux peuples continentaux et aux peuples maritimes qui se disputent en ce moment la prééminence. L’Allemagne n’est qu’européenne (6), l’Angleterre n’est qu’impériale (7) : la France est européenne et impériale en même temps. On en a vu les conséquences dans l’histoire militaire : celle de l’Allemagne n’est guère que terrestre, celle de l’Angleterre n’est guère que marine. Tout au long de son histoire, la France a dû se battre sur terre et sur mer en même temps (pp. 60 – 61) ». Encore de nos jours, l’Hexagone républicain se voit tiraillé entre un projet pseudo-européen germanocentré sous la houlette étatsunienne, une francophonie « grand remplaciste » métisseuse mondialisée et un monde atlantique anglo-saxon auquel il se rattache indirectement par la Normandie et la rémanence territoriale de la Grande Louisiane et de la Nouvelle-France des XVIIe et XVIIIe siècles… Terre de contrastes majeurs parce que « continentale et maritime, agricole et urbaine, européenne et impériale, nationaliste et humaniste, unitaire et régionaliste, religieux et rationaliste (8), particulariste et cosmopolite, pacifique et guerrière, la France concentre en elle toutes les contradictions de l’univers et a fait sa civilisation et sa vie, passablement heureuse et glorieuse au cours des siècles, de ces mêmes contradictions (p. 65) ».
Espérant que « la structure économique de la France de demain sera corporative (p. 119) », Thierry Maulnier se plaît à souligner au nom d’une future et éventuelle convergence des révolutionnaires nationaux de « droite » et des révolutionnaires sociaux de « gauche » que « l’opposition légitimiste approuva les révoltes ouvrières contre la monarchie bourgeoise et libérale de Louis-Philippe (p. 121) ». Parce que « la Révolution Nationale n’est pas le régime de la facilité : elle demande et doit demander à chacun la patience dans l’effort et le sacrifice (p. 139) », son rôle « est précisément d’arracher le travail à cette dégradation qu’il subit dans l’exploitation capitaliste et dans les réactions qu’elle provoque (p. 137) » en s’appuyant sur un corporatisme renaissant à expérimenter. Il est clair qu’« anticapitaliste, [la Révolution Nationale] ne se confond ni avec la réaction patriarcale ni avec la révolution prolétarienne. […] Elle est la révolution d’une société qui ne se renie pas pas, mais obéit à sa loi interne d’un présent qui ne transforme le passé que pour l’accomplir (pp. 124 – 125) ». N’est-ce pas la définition exacte d’une révolution conservatrice ?
Il est par comparaison aisé d'évoquer une victoire, toujours une occasion d'affirmer son moi et de se hisser sur le pavois. On ne peut à ce sujet qu'opposer une épopée au récit d'une défaite dans la mesure où son caractère grandiloquent va à l'encontre de tout désir de lucidité. L'épopée vise au grandissement, voire à une exagération tendant à la valorisation de tout un peuple. Mais il peut exister un autre type de narration, propre des vieilles civilisations ayant acquis une profonde expérience de l'âme humaine, qui donne toute la mesure de celle-ci quand elle est confrontée à l'épreuve. C'est une vieille idée, l'être qui reçoit un coup de bâton connaît un état affectif lui donnant subitement une plus grande conscience de lui-même. 

L'égalité, si elle s'applique aux droits de chacun, se doit aussi de concerner leurs devoirs, ce qu'a oublié la Révolution française et qu'avait enseigné le christianisme. Or, ceux-ci diffèrent entre les personnes, comme l'évoque le mythe des pierres dont parle Saint-Exupéry. Toutes les pierres constituant la cathédrale ont une importance qui varie selon leur place dans l'édifice. Le libéralisme, qui veut disperser toutes les pierres, ne l'a pas compris ; encore moins le marxisme, lequel veut rassembler ces pierres pour en faire un tas informe où tous les éléments seront identiques et où l'individu sera écrasé par la masse. « Ce que je hais dans le marxisme, c'est le totalitarisme à quoi il conduit. L'homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel étant celui de la distribution » [14] disait l'écrivain.
Marcel Migeo, Saint-Exupéry. Paris : Flammarion, 1958. 
« Tout est voile en plein ciel. Rien n'est allégorie et tout est Symbole ». Là se précise la métaphysique d'André Suarès dont l'œuvre toute entière semble destinée à nous délivrer de la fadaise allégorique et à laisser resplendir en nous la beauté et la vérité du Symbole. Alors que l'allégorie s'abolit dans ce qu'elle allégorise, qu'elle n'est qu'une formulation provisoire, vouée à périr dans l'abstraction qu'elle désigne, le Symbole sauvegarde le visible dans l'invisible et l'invisible dans le visible. La part visible du Symbole est inséparable de sa part invisible; elle demeure dans le mystère ingénu de sa forme, de sa vocation; et de ne point s'étioler dans l'invisible auquel elle se rapporte, lorsque nous l'atteignons, elle acquiert, ici-bas, comme pour la première fois, la splendeur de la beauté dont elle est le nom et l'épiphanie.
Les ultimes pages écrites par André Suarès, réunies sous le titre Le Paraclet (et que nous devons lire exactement, selon la formule consacrée, comme son « testament spirituel ») ressaisissent en un seul geste les préoccupations esthétiques, métaphysiques, religieuses et morales de l'auteur. Elles sont à la fois son Ecce homo et un viatique pour ses successeurs. Elles récapitulent non moins qu'elles annoncent. Le dernier mot est toujours un avant-dire.
Ne nous leurrons pas davantage: l'Art sera paraclétique ou ne sera pas. Tout Art est sacré par définition, c'est-à-dire par provenance et par destination. L'Art profane fut une utopie fallacieuse qui finit comme nous la voyons: en calembredaines publicitaires. Le grand Art moderne fut une reconquête du sacré contre les bondieuseries et les saintsulpiceries « réalistes ». Le retour aux ibères et aux étrusques de Picasso, le catholicisme mystique de Cézanne (dont il conviendrait de relire les écrits), les subtiles épiphanies de Vuillard qui irisent et approfondissent le réel, qui dévoilent ce réel qui est vrai et cette vérité qui est réelle, offrent au regard ce qu'il faut bien considérer comme les étapes d'un cheminement, les moments d'un combat qui ne sauraient se résoudre en une théologie rationnelle. « Paraclet, Paraclet, Saint-Esprit, sois l'hôte: reçois et sois reçu ».
C'est assez pour comprendre que le Paraclet est à la fois au principe d'une Quête chevaleresque et d'une attente eschatologique. Toutefois cette attente ne sera point passive: elle ne sera pas ce consentement au destin que les matérialistes nomment déterminisme et que certains dévots veulent faire passer, en la profanant odieusement, pour un assentiment à la divine Providence. Pour André Suarès, le Règne n'advient que pour autant que nous le fassions advenir. L'attente n'est point soumise, elle est ardente: elle est cette attention ardente qui est le sens et la vertu même de la poésie, de l'acte d'être à l'impératif de celui qui crée dans le péril, dans l'attente extrême où tout se joue dans l'instant et à jamais: « A chaque pas, le coup de dé: le risque de tout perdre se joue contre une chance éternelle. Il ne s'agit pas de repos: la paix est dans la victoire, et l'on ne vainc que dans la lutte. Cette palme pousse sur l'arbre sacré de la connaissance. Le jardin de l'esprit est l'Eden, dont nul ne peut être chassé, s'il entre. Ouvre-le, Paraclet: c'est ton paradis. En proie à ton désir insatiable, l'homme en quête de son éternité, Paraclet, t'invoque: il t'appelle, entends sa voix et réponds-lui ».
Nulle âme ne fut moins servile que celle d'André Suarès, nulle n'aspira avec une telle ferveur, faite d'humilité et de colère, à l'amitié divine. D'où sa méfiance constante pour les religiosités légalitaires, les théologies rationnelles, et les dévotions grégaires. « Après le Père, le Fils; après le Fils, le Saint-Esprit: les grandeurs ne se distinguent pas, elles s'accomplissent. Le Troisième Règne n'est pas la confusion ni l'opposition des deux autres, mais leur révélation dans la conscience de l'homme. Et l'homme alors possédé par l'Esprit, doit entrer en possession. Les plus amants de Dieu, les plus spirituels et les plus mystiques sont les plus suspects d'hérésie. »
Ce monde est « en creux » du Paraclet. Il est le « non-être », l'ennui, l'informe, le malheur que l'on combat et ce combat est de chaque seconde car, en chaque seconde, se tient la promesse du Paraclet, du Tiers Règne, que nous faisons advenir. « Ce qui nous sépare de l'Esprit est le seul malheur qui compte: hélas, il surgit de toute part; tout lui est occasion de nous faire obstacle. Ce mal nous guette, il est partout. » L'attente paraclétique est ainsi, non point passivité, mais activité créatrice où les formes nouvelles renaissent des formes vaincues, où l'instrument même de l'Art en vient à modifier celui qui en use, dans une connaissance plus profonde du monde et de lui-même. « Connaître Dieu, c'est être et faire. Etre dans le faire, et faire dans être. Tel est le miracle: une connaissance si adéquate de l'objet qu'elle est l'objet même ». L'être est « acte d'être », le « faire », autrement dit la poésie, est l'être même. Il n'est point antérieur à l'être; il est sa puissance instauratrice, éternellement contemporaine de ce qu'elle instaure. L'Art métaphysique est ce site incandescent où l'être et le faire sont une seule et même réalité.
Nous empruntons cette citation, non plus à André Suarès, mais à ce roman initiatique ismaélien, commenté par Henry Corbin, auquel nous faisions allusion plus haut: « Savoir, c'est recevoir une information d'un autre. Comprendre, c'est voir soi-même de ses propres yeux. » Le Paraclet n'appartient point au dogme, il ne se récite point, il n'administre aucune conformité, il advient, il est le regard même, lorsque les yeux de chair se changent en yeux de feu. L'espace et le temps profanes sont alors frappés d'inconsistance, car le temps est devenu espace. Et ce qui se disait dans le secret des gnoses iraniennes entre en concordance avec l'attente de Caërdal et du Condottiere, ces deux figures suarésiennes. Il est ainsi permis de voir en André Suarès à la fois l'héritier et l'intercesseur, le continuateur et le recréateur de cet éternel combat entre le dogme oublieux de son propre sens, et le sens reconquis, la Parole Retrouvée par ses propres forces, par l'entremise d'un homme. « La vue du Paraclet est à moi. Tout ce qu'elle a de merveilleux est mien (...), je ne veux pas me laisser dépouiller d'une vaste espérance. Je ne laisse pas mon droit d'aînesse pour un plat de lentilles véreuses, bouillies dans un journal ». La révolte d'André Suarès est légitime, sa vision lui appartient, même si elle apparût à d'autres, et par-delà dix siècles le philosophe inconnu iranien lui donne raison: « C'est qu'en effet celui qui cherche le vrai sans connaître les portes de la recherche, celui-là sera d'autant plus prompt à accuser les autres d'erreur, et cela parce que les éclats du faux se manifestent par l'hypocrisie et l'accord des opinions, le conformisme ou de dogmatisme du groupe, tandis que les éclats du Vrai se manifestent par l'épreuve que l'on affronte et les passions que l'on déchaîne contre soi. »
L'impératif divin, le « soit ! » illuminateur se prouve en faisant de chacun un « unique ». Qu'en ce monde toute chose fût dissemblable, qu'il n'y eût point un flocon de neige à l'exacte ressemblance de son voisin dans la nuit de Décembre, cela vaut bien toutes les démonstrations de l'existence de Dieu. Au demeurant, Dieu n'existe pas. C'est à trop croire en l'existence de Dieu que se gonflent les grenouilles de bénitier, que s'hypertrophie le Moi des fanatiques, ces bœufs attelés. Là où il faudrait se dépouiller, se dénuder, s'abolir, le fanatique se vêt, s'adorne, s'affirme. Il ne mesure nullement ce qu'il convient de restituer à César car il veut être César à la place de César. Le pouvoir l'enivre plus encore que la puissance, l'existence lui paraît plus adorable que l'être, surtout lorsque ce qui existe, il croit le posséder. Le fanatique est ainsi l'avers du progressiste. Là encore Suarès voit juste, avant tout le monde. Ce ne sont point des contraires qui se combattent, mais des semblables, autrement dit deux formes de grégarisme au sein de la même termitière, et l'on hésite franchement à trancher pour savoir laquelle est la pire. Le pire ne se mesure point. « Au fond de tous les fanatiques, grouille l'hydre: le plus hideux amour-propre. Ils font semblant de servir un Dieu; plus d'un le croit peut-être, tant les fanatiques ont de complaisance à eux-mêmes, tant ils sont étroits et obscurcis par leurs propres ténèbres. Mais ils ne respirent que l'orgueil d'être soi. Ils sont prêts à tous les attentats, à tous les crimes pour continuer de prévaloir. Et ils font parler Dieu, l'Etat, la gloire, ou quelque autre abjecte incarnation de l'Empire. Ils sont stupide à la racine; et d'autant plus forte est la racine en eux qu'ils sont plus stupides. Le propre du fanatisme, en attendant que Dieu parle, est de faire parler Dieu. Et, bien entendu, la plupart ils n'y croient pas: il leur suffit de confondre Dieu avec soi. Les plus scélérats y réunissent mieux que les autres. »
Métaphysique concrète, la prière est le « faire advenir », l'acte poétique accomplissant le pressentiment prophétique. « Non plus serviteur mais ami », comme le dit l'Evangile de Jean, l'homme de prière, selon la formule de Maître Eckhart, « ne trafique point avec Notre Seigneur » ni ne renonce aux ressources de la raison. Les œuvres sont des prières destinées à sauver ceux qui ne pas savent prier et ceux-là encore qui savent prier mais n'entendent point d'échos dans les nuées amassées au-dessus de leurs têtes. Ils se courbent alors et veulent convaincre autrui à vivre, comme eux, penchés: ce qu'ils nomment leur « prosélytisme ». L'inclination est forte, chez les dévots, à vouloir faire croire d'autres qu'eux-mêmes à ce dont ils croient si peu. Le fanatisme, dont on glose beaucoup ces derniers temps, n'est pas une intensification de la croyance, mais son épuisement. Les fanatiques ne vivent que dans une seule crainte: n'être pas assez nombreux, n'être pas assez agrégés dans leurs incertitudes. D'où leur girouettisme notoire. Mais ce n'est point le souffle de l'Esprit qui les oriente mais le typhon de l'Histoire humaine « pleine de bruits et de fureurs ». Ils veulent rassembler, marcher du même pas, chanter ou vociférer en chœur au bord des routes, ou, mieux encore, sur les écrans de télévision. Ils ignorent tout de la solitude du cœur, de l'esseulement de la pensée, de l'Un dont ils se targuent et qu'ils réduisent aux dimensions de leur Moi, voire de leurs petites affaires financières. 
Je n’hésite plus à mettre entre parenthèses tout ce qu’on sait au croit savoir sur l’antisémitisme de Céline, suivant en cela l’exemple de l’homme qui aurait eu le plus de raisons de jeter l’anathème sur lui, George Steiner, un juif bien formé et bien informé qui, au lieu de nier le génie là où il le voyait associé aux passions les plus funestes, s’inclinait devant le mystérieux scandale de leur coexistence dans un même être, sans jamais exclure que, dans les mêmes circonstances , il aurait pu lui-même dériver vers les mêmes excès. Je reviens sur cette question dans un article distinct sur Steiner.
Dans l’hôpital de Vienne où Semmelweis travaillait en tant qu’obstétricien, il y avait deux services de maternité, celui du professeur Bartch et celui du professeur Klin, dont il était l’adjoint. Après avoir éliminé une à une toutes les hypothèses, aussi farfelues les unes que les autres, rassemblées dans la littérature médicale de l’époque, il n’avait plus comme point de départ de son enquête qu’un seul fait : les femmes mouraient plus dans le service de Klin que dans celui de Bartch. Une différence entre les deux sautait aux yeux : dans le pavillon de Bartch le service était rendu par des sages-femmes, dans celui de Klin par des internes. Il a suffi à Semmelweis de signaler ce fait pour se mettre à dos et son patron et bon nombre de ses collègues. Il a en outre exigé avec une insistance incorrecte que les internes se lavent les mains entrant dans le pavillon de Klin; ce dernier, pour qui une telle précaution paraissait dénuée de tout fondement scientifique, le congédia. Les protecteurs de Semmelweis, car il en avait quelques-uns à Vienne, organisèrent pour lui un repos de deux mois à Venise, où il se rendit avec son ami Markusovsky. La merveille ici c’est la façon dont Céline, dans son roman biographique, raconte le séjour de Semmelweis et y voit le prélude à ses découvertes futures.



